Des cordes ... et des barreaux -- Guido DECROOS
Je suis chez moi avec des amis, on discute du World Trade Center. Les enfants sont là aussi. Ils jouent. De temps en temps, ils se bagarrent. Rien de bien grave, des querelles à la con dans le genre : “il a triché!”. Tout ça est vite réglé.
Je sursaute : 17h15. Il est temps de me préparer. A 18h précises, le cours de guitare commence à la prison. J’ai intérêt à être à l’heure : c’est moi le professeur.
Un jour, on a m’a annoncé que l’asbl Musique Espérance Solidarité recherchait un animateur jouant de la guitare pour la prison de Tournai. Je connais un peu l’instrument, j’ai tout le train-train de diplômes pour encadrer un groupe, même de taulards, alors j’ai dit : “je prends, ça m’intéresse”.
Cela fait donc maintenant 2 ans 1/2 que j’ai mes entrées dans cette forteresse.
17h30, j’enfile la housse de mon instrument à six cordes, j’embrasse les enfants en leur recommandant d’être sage, je sors le vélo et roule vers l’établissement pénitenciaire.
17h55, je me présente devant le porche. La porte doit peser au moins une tonne. Je sonne. Les clés du portier tintent à sa ceinture. Il m’a entendu, il vient m’ouvrir. La clé doit mesurer au moins 25 cm. On jurerait la clé de Saint Pierre. Dans un effort certain, il fait pivoter le monstre sur ses charnières géantes.
Bien que je ne connaisse pas tous les surveillants, certains me sont familiers. Je rencontre souvent l’ouvreur d’aujourd’hui. On se salue, on se tutoie … Tous ne sont pas ainsi. C’est normal.
Comme de coutume, je lui tends ma carte d’identité et reçois en échange un badge qui me diffèrera des personnes résidant à l’intérieur. Une deuxième porte m’est ouverte, toujours aussi lourde. Avec une pointe de solidarité, on se dit : “à tout à l’heure!”. Je traverse une cour et me trouve dans le bâtiment d’en face. Là, je dois glisser ma guitare dans une machine à rayons : l’ordinateur, derrière une vitre, transforme les rayons en image et dévoile l’intérieur de mon instrument. Rien de suspect. Avant de passer sous l’arche électronique, je dois vider mes poches de tout objet mérallique : briquet, pièces de monnaie, badge. Je passe – ça ne sonne pas. C’est bon. On se croirait dans un aéroport ! Viens ensuite la fameuse question : “Vous n’avez pas de GSM ?” Niet. On m’ouvre alors une porte en métal, peinte en vert qui se referme aussitôt derrière moi avec un impressionnant claquement. La porte suivante ouvre sur les quartiers cellulaires. C’est là que vivent les prisonniers. Cette porte là a des barreaux carrés. Un surveillant l’ouvre.
17h59, je suis dans un couloir vert pastel qui conduit au poste central. Je passe devant la cuisine et ses odeurs de cantine. Au passage je dis bonjour au condamné qui prépare chaque jour la nourriture. Je ne sais pas pourquoi il est là. Je m’en fous. Je ne suis pas ici pour les rejuger. Je viens juste faire connaissance et leur enseigner ce que je connais de la guitare. J’arrive devant la centrale. Le surveillant préposé déclanche électroniquement l’ouverture de la porte à barreaux, coulissante. Je la referme derrière moi dans un vacarme métallique. C’est la fin du souper. Comme d’habitude, l’atmosphère est tendue. Je scrute l’horloge. 18h. O.K. je ne suis pas en retard. Je serre la main du “collègue” en uniforme et lui tends la liste des personnes inscrites au cours. Après avoir comparée à son fichier, il m’annonce: “un tel est libéré, un autre a été transféré et celui-là est puni”. Je remets ma liste à jour et nous échangeons quelques mots. Il me parle de la difficulté d’organiser, en plus du fonctionnement interne, des ateliers externes. Mais on n’a pas beaucoup de temps pour bavarder. Cependant, il fait preuve de bonne volonté. Tous ne sont pas ainsi. C’est normal.
Je me dirige ensuite vers la porte qui conduit aux cellules qui s’ouvre et se referme derrière moi de la même manière. Je me pointe au bureau du chef-quartier qui va prendre en charge “l’appel des hommes”. Ceux qui sont inscrits au cours, rappelons-le, de guitare. J’attends.
18h04. On me signale qu’il y a un mouvement de préau qui va s’effectuer. Je dois patienter.
18h09, ça y est, voilà les hommes. Aujourd’hui, ils ne sont que quatre. Je les rejoins par un escalier en colimaçon, également métallique. Accompagné d’un surveillant, nous franchissons encore une porte, puis une autre, plus grande. Encore une, peut-être la dernière? Non, il en reste encore trois! On se trouve maintenant dans une espèce de cage. On plaisante en se prenant pour des oiseaux …
18h12. Nous sommes enfin devant la porte du local. C’est drôle, celle-là est en bois. Le “chef”, comme l’appellent les détenus, n’a pas la bonne clé. Il râle. Il doit retourner à la centrale ce qui le dérange fortement. Son visage est crispé. Sans le dire, il n’aime pas beaucoup ce genre d’activités. Cela trouble la tranquilité de son quotidien … Comme un caillou dans sa chaussure … Il va quand même chercher cette putain de clé. Il est payé pour ça.
18h15. Ouf, on entre dans le local. Le cours se terminera à 19h45. Parfois, tout va plus vite et les 2 heures de cours sont complètes.
Le local dont nous disposons est en fait l’ancienne salle des visites. C’est là que se rassemblaient les détenus et leurs familles sous l’oeil attentif d’un surveillant; posté dans une cage de verre qui existe toujours. Maintenant, la nouvelle salle de visite est beaucoup plus moderne. La pièce ou nous nous trouvons doit mesurer dans les 15m de long sur 7m de large et doit bien avoir 15m de hauteur. Il y a 3 fenêtres à barreaux sur le mur de droite. Elles sont très hautes. A travers, on ne peut voir que le ciel et un petit bout de toiture. Les murs sont couverts d’une fresque représentant une vue sous-marine. Elle a été réalisée par des détenus aidés d’un surveillant. On y voit: une pieuvre géante, des dauphins, des baleines, quelques poissons aux couleurs vives, des coquillages et des coraux. Un bateau gît sur le fond. Il a sans doute, jadis, été sabordé par des pirates.
Nous nous installons et commençons les présentations. Malgré la promiscuité de la prison, ils ne se connaissent pas tous. Certains viennent d’arriver, les autres sont là depuis plus ou moins longtemps. Les nouveaux, pas encore jugés, se renseignent auprès des anciens. Ils sont inquiets …
On accorde les guitares. Aujourd’hui, on va essayer “Un autre monde” du groupe Téléphone. C’est simple: 3 accords pour les couplets et 2 pour le refrain. Les plus avancés aident les débutants à placer les bons doigts dans les bonnes cases. Je supervise. Attention, tous ensemble. 1,2,3,4, c’est parti. Après 15 secondes, j’arrête la cacophonie. Il faut replacer les doigts. On se remotive, c’est reparti … On commence à connaître le morceau. Les visages commencent à sourire. Les yeux brillent. On ne pense plus à la prison.
18h45. Pause. Certains fument. On parle un peu. Les conditions de détention est un sujet souvent abordé. C’est normal. Ils aimeraient avoir plus de “confort”. Tout ça est bien complexe à cerner. La prison est une tellement grosse machine …
18h53. On reprend. Comme d’habitude, on passe en revue la série d’accords usuels. Je leur donne une feuille expliquant où placer les doigts sur l’instrument. Il devront l’apprendre par coeur. C’est la règle. Vient ensuite le moment d’improviser. Les débutants essayent sur deux accords. Les plus avancés se déchaînent.
19h15. Pause. On rallume les clopes éteintes, posées delicatement sur le coin de la table. Les détenus parlent de leurs difficultés à jouer de cet instrument. Je les invite à persévérer. La guitare y a pas de secret, il faut en jouer tous les jours. Ils voudraient bien mais certains ne possèdent pas d’instrument. Je leur explique que celles sur lesquelles ils jouent en ce moment appartiennent à la prison. On peut les louer pour 150 frs par mois ou 5 frs par jour. Malheureusement, tous ne sont pas solvables. Ils devront encore patienter.
19h23. On reprend une dernière fois “Un autre monde”. Ils n’ont pas oublié. C’est bien. Mais déjà on entend un bruit de clé. La porte s’ouvre et le surveillant vient récupérer les hommes. Les prisonniers râlent. Il n’est que 19h35. C’est comme ça mais ils en voudraient plus. Ils me prennent à partie. “Je vais essayer d’avoir 2 heures supplémentaires”. On verra. Peut-être l’année prochaine… On échange en vitesse quelques dernier mots. On se salue. Chacun regagne sa place. Couvre-feu oblige…
Je refais en sens inverse le long chemin métallique qui conduit à la sortie. Je re-salue les gardiens qui vont travailler toute la nuit à “surveiller”. A la sortie, je récupère mon identité en échange du badge d’entrée. Salut ! A dans 15 jours !
Il est 19h50. La prochaine fois, peut-être jouera-t-on du Pierre Perret: “Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux”…
Guido DECROOS