La musique dans le silence de la parole -- Dr Philippe POSNER

S’il est un point sur lequel on peut être d’accord à repérer la spécificité de l’être humain, c’est bien le fait qu’il parle. Ainsi, le nourrisson, avant même que de naître, est déjà présent dans le langage des parents, symbolisé, pourrait-on dire, par son prénom. Et c’est bien d’entrer dans le langage qui l’humanise, qui le fait quitter l’état de paquet de chair!

Afin de préciser ma pensée sur ce point, je proposerai ici un exemple. Il n’y a pas de différence, me semble-t-il (hormis purement kinétique) entre un chien normal et un autre ayant perdu une patte. L’animal n’est pas altéré dans son rapport à son corps, c’est-à-dire qu’il aura, après la perte du membre, le même comportement qu’avant. Il ne se vivra pas malheureux ou à plaindre pour autant. Par contre, amputé d’une jambe, un homme se sentira pauvre victime l’ayant perdue dans un accident, par exemple, ou, au contraire, héros l’ayant perdue « glorieusement » à la guerre.

C’est dire que cette même perte aura des effets très différents sur sa manière de vivre, de s’assumer, de se vivre dans ce corps.

Bien sûr, l’exemple est simpliste, partiel; il ne tient pas en compte l’histoire propre du sujet au moment de la mauvaise rencontre et la place que celle-ci va prendre dans son économie psychique. Néanmoins, il permet de percevoir que c’est bien de la façon dont la mauvaise rencontre sera nommée, parlée et intégrée dans son imaginaire que dépendra, pour le sujet, sa capacité à vivre, plus ou moins bien, avec ce corps transformé.

La vie « normale » d’un être humain est jalonnée de difficultés, de deuils, et souffrances à vivre et la limite est parfois bien ténue pour définir la normalité, sauf dans des situations plus extrême.

« Parles-en, ça te fera du bien, ça te soulagera » est, sans doute, une expression que tout le monde a entendue et qui vient, effectivement, rappeler les effets de la parole.

Toutefois, il faut dire qu’il y a des expériences que l’on considère comme de l’ordre de l’indicible, c’est-à-dire , au fond, dont il y a une partie qui échappe, un « reste » dont il n’est pas rendu compte quoique l’on dise et c’est, sans doute, le propre de l’expérience artistique.

D’un tout autre côté, alors, il y a des gens qui ne parlent pas, qui n’ont pas les mots et ce, pour diverses raisons.

Par exemple, parce qu’ils n’ont appris à les employer que de façon opératoire (c’est-a-dire pour véhiculer de l’information pure) ou encore par ce que certaines expériences essentielles et très précoces dans la vie n’ont pas été nommées, parlées, métabolisées.

Pour certains encore, le langage ne s’est pas fixé, arrimé comme il doit l’être et on observe des dérapages qui ont ceci de particulier que tout peut se mettre à faire sens.

C’est ainsi qu’un enfant qui se prenait pour un calendrier, on l’appelait l’enfant-calendrier (tel était le sens qu’il s’était donné) alla se noyer un jour après que quelqu’un passant par là ait dit « il n’y a plus de saison » (Michel TOURNIER).

Ceci s’inscrit, bien entendu, dans une pathologie fort lourde emportant la vie du sujet dans un grand tourment nécessitant, le plus souvent, des hospitalisations psychiatriques.

Si l’on peut admettre, compte tenu de ce qui a été dit plus haut, qu’il y aura lieu de ramener dans la parole les problèmes du patient afin de les y travailler et de lui permettre de quelque peu mieux les gérer, ceci est souvent long et difficile et, parfois, à peine possible.

Lorsque la parole fait défaut, et/ou n’est pas utilisable comme telle, nous devons (et c’est souvent le cas en hôpital psychiatrique) trouver un ou d’autres médias pour approcher le sujet. La médiation sera souvent lente, difficile, délicate, fragile même avec ces patients profondément enlisés dans les affres de la déstructuration psychique.

Les médias varient d’un cas à un autre mais viennent se déployer dans cet espace flottant, transitionnel entre le thérapeute et le sujet (tels qu’ils existent naturellement entre l’enfant et ses parents dans cet espace qui est lieu de jeux, d’apprentissage, de structuration, d’humanisation, enfin, du petit homme).

C’est précisément cette expérience de tenter quelque chose, dans cet espace transitionnel, que nous essayons de soutenir dans le groupe de travail « E. T. P. M. » (Espace Transitionnel Le Passe-Muraille) de l’hôpital.

La musique, dans ce contexte, apparait bien comme un média pouvant remplir cet espace.

Bien sûr, il n’y a pas de recette en la matière (c’est d’ailleurs ce qui fait la richesse et la difficulté d’un travail où il faut toujours créer, innover, être à l’écoute et on ne s’en étonnera pas puisque chaque être est différent avec son histoire propre qui l’identifie et le rend unique).

C’est par rapport à ce travail qu’une rencontre s’est faite entre l’hôpital et MUSIQUE-ESPERANCE qui a pu déléguer une musicienne professionnelle, Joëlle DEQUIPER.

Comme dans tout travail, la personnalité est un élément important et, sans doute, ici plus qu’ailleurs.

Joëlle DEQUIPER a dû, d’abord, s’intégrer à une équipe de travail de non musiciens, ayant délibérément des horizons différents, puis rencontrer des patients, pour la plupart lourdement touchés et alors, seulement, commencer à imaginer, avec cette équipe, quelle(s) prise(s) en charge(s) pour quel(s) patient(s) et pourquoi, et pourquoi la musique, avec quelles visées, et comment aller dans ce sens?

Elle a pu travailler au niveau de l’expression vocale et instrumentale, au niveau de la réceptivité, ainsi qu’avec des techniques psycho-musicales afin de tendre à mettre en jeu différents aspects comme la motricité, les repères corporels et le schéma corporel, l’image du corps, la structuration spatio-temporelle, l’expression et la mobilisation d’affects, le rapport à l’autre, la recherche et la mise en jeu du désir. Autant de facettes essentielles souvent altérées chez ces patients.

S’il est vrai que le meilleur encouragement, dans un travail aussi difficile et épuisant psychiquement est le plaisir que peut montrer un patient, sa régularité dans le travail et, peut-être, le petit pas qu’il fera en direction de l’être au monde, je voudrais, ici, au nom de l’équipe à laquelle Joëlle s’est jointe, la remercier pour les qualités éminemment humaines dont elle fait preuve en permanence comme sa sensibilité et sa créativité, sa finesse et son ouverture d’esprit, sa patience et sa cordialité qui en font une précieuse collaboratrice et, plus encore, une thérapeute au plein sens du terme.

Je ne peux donc, profitant de l’occasion qui m’est donnée au travers de cet article, que me réjouir et remercier MUSIQUE-ESPERANCE de l’apport à nos patients auquel elle contribue.

Le lecteur pourrait s’étonner du chemin inattendu que prend ici la musique. Je pense que l’Art serait vain s’il n’était le fruit, l’essence même de l’être humain. Il ne saurait se contenter d’exister pour lui-même.

Franz SCHUBERT disait « Voulais-je chanter l’amour que cela me menait à la douleur ; voulais-je chanter la douleur que cela me menait à l’amour. »

Et Pierra AULAGNIER, psychanalyste parisienne, disait « Pour vivre, il faut être aimé d’au moins une personne ».

Docteur Philippe POSNER